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C’était avant la guerre …. nous habitions Vimoutiers mais chaque fois que les vacances arrivaient, je filais bien vite à Livarot, chez Juliette et Valéry. L'école se terminait à 4 heures et demie? ... A six heures, je prenais le car … un sofica ... 9 kms brimbalant et ouf j'arrivais! Je m’installais alors pour de vraies retrouvailles en famille car tout près vivaient oncles et tante, et quelques cousins-cousines.

Juliette et Valéry ... ? Ils étaient mon oncle et ma tante et comme ils n'avaient pas d'enfant, pour un temps, je devenais leur fille.

 

Dès qu'il me voyait arriver, Valéry ajustait sa casquette en coin, essayait de faire son oeil méchant et me disait de sa voix bourrue : "Te voilà encore arrivée ...!" Je savais qu'au fond de lui, il était heureux de me voir mais il faut dire que sa corpulence m’impressionnait. Or, c'était un homme bon, généreux, et à la crainte que j’en avais, se mêlaient l’admiration et le respect. Je l’aimais beaucoup.

 

Juliette et Valéry Fontaine étaient des fromagers, en quelque sorte des affineurs. Ils avaient travaillé de nombreuses années à la Fromagerie Fontaine à Vimoutiers où ils avaient appris leur métier ...

Puis, ils avaient acquis leur fromagerie, l'ancienne maison Cointepas. Je passais mes vacances à la fromagerie de la Planchette au 21 rue Delaplanche, où ils s'étaient installés au centre de Livarot. Je crois qu'ils avaient acheté cette dernière batisse à Madame Lebailly. A cette époque, beaucoup de petites fromageries étaient implantées dans la région.

Le fromage dit "blanc" était fabriqué par des cultivatrices à base de lait de vache caillé par de la présure. Il était moulé à la louche dans des cliches, petit moule en hêtre utilisés jusque dans les années 1950. Ces cliches, retournés plusieurs fois, permettaient aux paysans de récupérer le petit lait pour les cochons*.

 

Le jeudi, jour du marché à Livarot ...

 

... les fromagers s’alignaient à l'ombre des tilleuls, place du marché aux fromages, et les paysannes venaient livrer leurs fabrications transportées sur de la paille dans des caissettes. Les transactions étaient assez tacites mais hiérarchisées. Chacun avait ses fournisseurs. C'est Valéry qui assumait ce travail avec sa voiture et son cheval. En cette époque, autos et camionnettes étaient rares et sujets de curiosité.

 

 

Ce jour-là, le beurre en énormes mottes transportées dans de grands paniers,

était vendu dans la Halle au beurre,

et les oeufs, plutôt affaires de femmes, dans le Hall Delay.

 

 

Au début du siècle passé,

se tenait également le jeudi,

sur la place Paul Banaston,

de nos jours place Xavier De Maistre :

 

* le marché aux cochons

   élevés ... au petit lait  !

 

 

 

Juliette restait dans sa fromagerie, au saloir, car des fournisseurs venaient directement 21 rue Delaplanche

 

Là commençait le travail au fur et à mesure des arrivées :

Chaque pièce était enduite de sel, dessus, dessous, sur le pourtour et déposée sur des clayettes au-dessus de bacs en gré afin qu'elle s'égoutte. C'était toujours Juliette qui assumait la tâche, cela lui permettait de contrôler la qualité de chaque fromage. Elle avait l'oeil, ma tante Juliette ! Le fromage est-il assez épais ? Est-il bien rempli ? ... Car parfois il y avait des petites irrégularités mais elle savait alors tout de suite deviner d'où venait la fabrication. Elle ne laissait rien passer.

Un jour, une certaine Madame X, avait bouché les trous de ses fromages avec de la ouate, quelle naïveté! Juliette s'en aperçut aussitôt ... quelle colère! Elle était stricte sur tout ma tante Juliette, la qualité, la forme, la propreté et elle avait en elle la subtilité de jugement inné qui caractérise le bon affineur.

 

Le marché terminé, Valéry rentrait, déchargeait les caisses et le salage se terminait tard le soir. Le lendemain, il fallait monter les fromages dans le Hall en étage afin qu'ils sèchent un peu. Ils étaient rangés dans des caisses que, par un escalier, Valéry chargeait sur son épaule faisant la navette alors qu'en haut un ouvrier les alignait sur des montants en bois ...

Quelques jours plus tard, les fromages "essuyés", on les redescendait en bas dans les caves du hâloir pour l’affinage.  Il y avait six caves, et dans chacune d'entre elles quatre "montants" en bois munis d'étagères, soit 24 "montants". On y alignait les fromages bien régulièrement. C'était beaucoup de manutention, très fatigante et pas toujours pratique ... rien sur roulettes ! ...

 

A tous les stades de la fabrication, le premier travail de Juliette chaque matin, était de vérifier la température. En entrant dans le hâloir, elle savait immédiatement s'il y faisait trop chaud, s'il y avait trop d'air, elle jugeait de l’humidité ambiante ... alors elle ouvrait ou fermait les petites fenêtres, en hauteur protégées par un grillage très fin afin que les insectes ne puissent entrer, et elle vérifiait tous les fromages un à un. C’était sa toute première préoccupation au lever.

 

Les fromages au hâloir, il fallait alors les "saucer" :

Du haut d'un escabeau, muni d'une cuvette d’eau et d'une petite brosse spéciale, toujours pareil, dessus, dessous, le pourtour, avec beaucoup de précaution, on lavait les fromages, on les retournait, on enlevait la 1ère rangée, en respectant bien l'ordre afin qu'en arrivant en bas, on retrouve la place de la première rangée du haut. Un montant occupait une personne l'après-midi entier de 14 à 19 heures ! Les fromages se teintaient doucement et ils étaient saucés plusieurs fois par semaine ... durant quatre ou cinq semaines.

Dès que Juliette jugeait le moment venu, après huit ou dix jours d'affinage, on "passait à la laîche", c'est-à-dire qu'on entourait chaque fromage de 4 ou 5 tours de laîche. Cela devait être très régulier pour qu'ils gardent une jolie forme, ne s'affaissent pas. En même temps, on les sauçait ... toujours pareil, avec le même ordre. Mon oncle et ma tante tenaient beaucoup à ce que les fromages soient parfaitement alignés sur les montants. "Les clients qui viennent doivent trouver chaque fois la fromagerie irréprochable et agréable" disait ma tante. La laîche ? ... elle était faite avec des plantes, sorte de roseaux qui poussent dans les marécages. Récoltées à la fin de l'été et mises à sécher, les tiges étaient ensuite découpées en bandelettes étroites et conservées bien au sec. Ce sont ces cinq bandelettes de laîches, tels des galons, qui ont donné au Livarot le nom de "colonel".

 

Arrivait alors le temps des expéditions :

Dans un local spécial, il y avait un grand établi. On y apportait les fromages à expédier. Munie de sa cuvette et sa petite brosse, Juliette passait alors le rocou, un colorant végétal naturel, sur chaque fromage pour lui donner encore plus cette belle couleur orangé qui caractérise le Livarot. Puis, elle les posait un à un sur un papier, bien centré. Je participais à l'emballage : le fromage posé, je rabattais deux angles et le passais à Valéry qui terminait de rabattre le papier afin qu'il n'y ait pas de faux plis. Il les rangeait dans des petites caissettes puis cloutait des lattes pour que les fromages soient bien maintenus. Certains clients prenaient cet emballage, d'autres préféraient les fromages avec des boites ...

 

Ces boites étaient fabriquées à Livarot par l'usine des Etablissements Leroy :

 

"Fabrique de petites boîtes clouées et agrafées".

 

 

Alors ensuite, je pouvais coller les étiquettes sur les couvercles. C'était toujours Valéry qui s'acquittait de la responsabilité de l'emballage. Les fromages bien rangés en caisses, on apposait enfin l'étiquette, expéditeur-destinataire et ...

 

...Valéry portait les expéditions à la gare de Livarot qui, en ce temps-là, avait une vraie activité.

La fromagerie avait sa renommée. De nombreux clients sur Paris dont un grossiste, Monsieur Gazarett "qui avait beaucoup de débouchés" comme on disait alors.

 

... C'est que le livarot mérite ses galons ! Il est écrit qu'il est l'un des plus anciens fromages de Normandie, descendant de l'angelot cité en 1260 dans le Roman de la Rose et que "viande du pauvre", au 19ème siècle, il était le fromage le plus consommé par les Normands.

 

 

 

La ville était très animée,

et en passant près de la gare ...

 

 

... on pouvait encore apercevoir le si joli Manoir de la Pipardière

des XV et XVème siècles,

qui fut déplacé d'une cinquantaine de kilomètres,

à Tourgeville, près de Deauville ... vers 1991.

 

 

Bien qu'assez jeune, c'était avant la guerre et j'avais entre 8 et 11 ans, j'aimais participer à ces travaux chaque fois que j'en étais capable. Oh ces vacances ... elles m'ont laissé de merveilleux souvenirs d'enfance! Et puis j'avais une amie ...Simone! Sa mère Madeleine, une très brave femme, était laveuse. Elle venait chaque jeudi faire la lessive chez ma tante. Simone et moi passions alors la journée toutes les deux et nous promenions, flânant longuement sur le marché qui était très important à cette époque, et surtout ce jour-là, nous mangions des glaces ... non pas encore dans des cornets mais dans des petits pots! Les vacances terminées, je repartais le cœur serré en comptant déjà les semaines qui me séparaient de ma prochaine venue.

 

Dommage que le progrès ait détruit toute cette belle ambiance. Le lait collecté chaque jour, les paysans ont pris l’habitude de déposer les bidons sur le bord des chemins dans les campagnes, "les mettre à la route" comme il se dit. Alors, les petites fromageries ont toutes disparu une à une. Celle de Juliette et Valéry a pourtant duré jusque vers 1960 ... Mais, s'ils voyaient la Fromagerie Graindorge où tout est modernisé et si peu de personnel pour tant de fromages, ils seraient bien étonnés !

  

selon un récit de "Mimi", Marie-Thérèse, Livarot

Née à Vimoutiers … "11 ans en 1944, le 14 Juin, j'ai couru sous les bombes"

1ère du canton au certificat d'études !

- écrit en Mars 2006 -

Mimi nous a quittés le 12 0ctobre 2013. Elle repose désormais au cimetière de Vimoutiers.

- NJ -

Merci à Marc Prieur, tyrosémiophile avisé qui a su conserver les étiquettes et me les offrir.

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